LES DÉSEMPARÉS de Max Ophüls (1949)

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Dans ce qui fut le dernier film hollywoodien de Max Ophüls avant son retour en Europe, le réalisateur dépeint une histoire de chantage aux contours très ambigus. L’intrigue s’installe à Balboa, petite bourgade près de Los Angeles, dans les années 40. Lucia Harper (Joan Bennett) vit avec son fils, sa fille et son beau-père dans une belle maison au bord de l’eau. Seul manque son mari, parti au front pour Noël. Mme Harper aime sa famille et ferait tout pour la protéger. C’est ce qu’elle explique en substance à Ted Darby, un marchand d’art aux allures d’escroc, qui sort avec Bea, sa fille de 17 ans. Malgré l’interdiction de le revoir, Bea rejoint Darby en pleine nuit. S’en suit une bagarre entre les deux amants. Le lendemain, Darby est retrouvé assassiné sur la plage… Intervient alors Martin Donnelly (James Mason) chargé de faire chanter la famille Harper grâce aux lettres d’amour que Bea  a adressé à Darby.

C’est d’abord une histoire de femme : Lucia Harper porte sa famille a bout de bras en l’absence de son mari. Elle tente de gérer le crime de sa fille, le chantage et la pression constante de sa famille. Face à elle, Martin Donnelly, le sbire d’un énigmatique maître-chanteur, Nagle, enfermé dans sa situation de malfrat. Les deux personnages sont tous les deux prisonniers d’une position sociale inextricable où chacun doit justifier ses actes. Harper et Donnelly sont poursuivis par les contraintes : elle fait tout pour préserver sa famille du chantage tandis que lui obéit aux ordres sans convictions.

Le thème de l’emprisonnement est très présent par le décor. On remarque que Mme Harper n’est jamais seule. Qu’elle entre ou qu’elle sorte d’une pièce de la maison, il y a toujours quelqu’un déjà présent ou qui surgit pour investir l’espace. On voit que cela trouble beaucoup Mme Harper qui ne cesse de bouger. Elle est toujours en mouvement, passant de gauche à droite du cadre, montant et descendant les escaliers, allumant cigarettes sur cigarettes… Lorsqu’elle s’isole dans la cuisine avec sa fille, là encore, elle est observée par Sybil, la gouvernante, de l’autre côté de la vitre. De même, le plan final où elle parle au téléphone avec son mari entre deux barreaux d’escalier confirme l’enfermement. Même si elle bouge tout le temps, ce mouvement est illusoire : Lucia est, du début à la fin, figée dans sa vie de mère au foyer.

Joan bennett

Quant à Donnelly qui méprise son milieu, ses seuls moments d’échappatoire sont ses rendez- vous avec Mme Harper, notamment dans la voiture. La voiture est le lieu d’intimité où l’on peut être soi-même. C’est le moment de pause où les personnages sont éloignés du regard des autres. Alors qu’il la fait chanter, Donnelly la complimente : « Bea a de la chance de vous avoir ». Il la regarde presque avec un regard amoureux. D’ailleurs lorsqu’il la rappelle pour confirmer le chantage, il lui susurre littéralement les mots au téléphone. C’est là qu’une musique de romance intervient. Mais Harper, obnubilée par la sérénité de son foyer, ne s’en rendra compte que bien trop tard.

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Il y a un rapport très ambigu entre les deux personnages. Parfois ils n’agissent plus comme maître-chanteur et victime. Par exemple, dans la scène de la boutique, Mme Harper, au téléphone, traverse le magasin pour chercher de la monnaie auprès de Donnelly pour finir sa conversation. Lui l’attend dehors puis entre et patiente gentiment comme s’il attendait sa femme. Il est même prévenant avec elle : il lui porte ses courses, lui achète des filtres à cigarettes, lui tient la porte… Sorties de leur contexte, certaines scènes ressemblent à des situations de couple. Malgré son statut, Donnelly est la présence masculine rassurante laissée vacante par le mari absent.

Mais tout n’est pas si subtil dans Les désemparés. On y retrouve quelques clichés véhiculés par le cinéma hollywoodien, notamment sur l’art, milieu de débauche où l’on fréquente les malfrats et où on dévergonde les jeunes filles. Ainsi, Ted Darby, l’amant de Bea, est dans l’art mais on ne sait pas vraiment ce qu’il y fait, on ne le met pas en scène sur son lieu de travail. Il en est réduit à un rendez-vous dans le hall d’un hôtel de passes où il tente d’extorquer de l’argent à condition de ne plus revoir Bea. A sa mort, le journal évoque un homme malhonnête. L’art c’est aussi ce qu’étudie Bea, des études que désapprouvait son père avant la persuasion de sa mère. D’ailleurs la mère menace sa fille de la retirer de son école d’art pour la remettre dans le droit chemin.

Curieusement, le titre français Les désespérés correspond mieux à l’errance des deux âmes prisonnières de leur situation que sont Harper et Donnelly alors que le titre original The Reckless moment, littéralement Le moment insouciant recentre le sujet sur l’amourette de Bea.

Dans ce film, on retrouve les deux thèmes de prédilections de Max Ophüls : le hasard et le destin. Le hasard car le sentiment amoureux, même s’il est refoulé par Lucia, naît d’une improbable situation (le chantage) ; le destin car malgré la tentative de rédemption de Donnelly qui passe d’un camp à l’autre et devient un homme bon, impossible d’échapper à sa destinée.

LES BONUS :

Le documentaire Faire un film américain (2010) regorge d’anecdotes sur les tournages d’Ophüls et notamment celui des Désemparés. Grâce à  Lutz Bacher, historien du cinéma et auteur du livre Max Ophüls in Hollywood, on y découvre toutes les contraintes imposées par la Columbia, les frustrations budgétaires au profit d’acteurs-stars et les plans-séquences raccourcis à contre-cœur. Passionnant ! En revanche le deuxième document, Maternel Overdrive (2005), plus ancien, est une interview du réalisateur Todd Haynes (Velvet Goldmine, I’m not there) qui ne nous apprend pas grand-chose. Son analyse du film est assez plate, voire superficielle. Sa seule légitimité dans ce DVD est de s’être inspiré des Désemparés pour tourner son film Loin du paradis (2002).

Sortie DVD chez Carlotta et en salles : avril 2010