ORIGINAL VS REMAKE : RASHOMON d’Akira Kurosawa (1950) / THE OUTRAGE de Martin Ritt (1964)
Il y a des films dont on ne peut expliquer la puissance magnétique, des films étranges qui captivent autant qu’ils intriguent et qui interrogent finement notre existence. Rashômon fait partie de ceux là. Conte à la fois poétique et noir, ce film énigmatique, récompensé par un Lion d’or et un Oscar du meilleur film étranger, a ouvert la voie à un cinéma japonais à l’étendue universelle. Pas étonnant que Martin Ritt, réalisateur américain de chroniques sociales (L’homme qui tua la peur) ou politiques (L’espion qui venait du froid) ait décidé d’adapter cette œuvre mystérieuse qui questionne l’humanité.
Le pitch
Dans le Japon du XIème siècle, Kyoto est une ville ravagée par les guerres et la famine. Sous une pluie battante, un homme rejoint un bonze et un bûcheron s’abritant à la porte du Rashô. Ces derniers lui racontent l’étrange histoire qui les a bouleversés : Tajomaru, un célèbre bandit, aurait violé une femme et poignardé son mari. Mais l’affaire n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
Le mari, la femme et le brigand : 3 versions des faits dont le spectateur doit se faire juge
Devant un tribunal à ciel ouvert, Tajomaru se vante de son crime. Il regarde droit vers nous et répond aux questions que nous, spectateurs, semblons lui poser. Subjugué par la femme d’un samouraï, il décide de séquestrer le mari et de kidnapper l’épouse. Il réussit à la « posséder », dit-il, sans trop de résistance. En effet, on voit qu’après une lutte au couteau qui a tout d’une chorégraphie, la dame cède à ses avances. Tajomuro s’en va, satisfait. Mais la femme le rappelle pour qu’il lutte avec son mari car l’affront qu’elle a subi ne doit être connu que d’un seul homme. Le brigand prétend s’être battu avec le mari, un adversaire loyal et à sa mesure. La femme s’est enfuie après la mort de son époux. Tajomuro, personnage illuminé, cabotin et un peu psychopathe (signifiant ainsi la folie des hommes), donne une version simple mais crédible de l’histoire. L’affaire semble réglée d’avance.
Pourtant, lorsque la femme témoigne à son tour, le doute s’installe tellement son récit est alambiqué et théâtral. Selon ses dires, cette épouse éplorée aurait porté le coup fatal à son mari car son regard inquisiteur cachait mal le dégoût suscité par le viol. Mais cette version qui disculpe Tajomaru ne convainc ni le passant à qui l’on raconte l’affaire, ni le spectateur qui commence même à douter du premier récit.
Enfin, le mort témoigne également, par le biais d’un médium. Sa voix d’outre-tombe raconte une histoire encore plus sordide. Abandonné par sa femme, une traînée capable de quitter son mari pour son violeur, le samouraï se suicide. Le trouble est total, on ne sait plus qui dit vrai. Structurée par une narration à plusieurs points de vue, le film opère un mouvement de propagation : un témoignage en annule un autre, un mensonge en engendre un autre, puis un autre, jusqu’à tout corrompre autour de lui. Cette corruption est illustrée par le délabrement de la ville. Le film décrit un mal insidieux qui ronge les hommes. Chacun s’enferme dans sa logique pour préserver son amour propre. Mais où est la vérité ?
La forêt, lieu où se révèle l’âme humaine
La forêt est le théâtre du huis clos enfermant les personnages. Plus ces derniers s’y enfoncent, plus ils y révèlent leur noirceur. Dans de nombreuses scènes, Kurosawa reproduit un schéma triangulaire réunissant les trois personnages, et insiste ainsi sur une situation verrouillée. De plus, on remarque que les protagonistes regardent souvent vers le ciel alors que celui-ci est caché par le feuillage des arbres. Cela donne, là encore, une impression d’enfermement. Cet effet est amplifié par la scène se déroulant à la porte du Rashô où le bonze, symbolisant la bonté, le passant, figure perfide et cynique, et le bûcheron, personnage entre-deux, sont eux-mêmes bloqués par la pluie, mais surtout par leurs convictions. Cette répétition confirme que tous les hommes sont prisonniers de leur nature humaine. Malgré tout, rien n’est irrémédiable comme vous le verrez plus tard. La réalisation, parfois subjective, nous transforme en témoins des faits. Les personnages agissent sous nos yeux, nous mentent et nous renvoient à nos propres faiblesses. Les gros plans sur le visage des personnages, révèlent leur cruauté. Kurosawa insiste sur leurs regards, trahissant ainsi leurs intentions. L’histoire met en lumière tous les vils instincts qui nous déshumanisent : la vanité, la luxure, l’humiliation ou l’avidité. L’extrême pauvreté et les guerres ont transformé les individus en monstres. Dans une atmosphère chaotique où les gens déambulent en haillons, la pluie qui tombe intervient comme un élément purifiant. Elle lave la ville qui est devenue un champ de ruines sous la volonté des hommes.
Le bûcheron, un homme en proie aux doutes mais porteur d’un espoir
Le bûcheron sait que les trois acteurs du drame ont menti car il a assisté à la scène. Et la vérité est encore pire que ce que l’on aurait pu imaginer : après le viol, Tajomaru, réellement séduit par la jeune femme, la supplie de tout quitter pour lui. La victime se laisse désirer en exigeant que Tajomaru et son mari se battent en duel pour elle. Mais ses larmes de crocodiles n’y font rien : les deux hommes, constatant la légèreté et l’ignominie de la jeune femme, refusent de se battre. Alors qu’elle espérait être délivrée de la monotonie de son couple, l’épouse manipulatrice finit par rire aux éclats devant tant de lâcheté. Touchés dans leur virilité, les deux froussards décident alors de se battre. Voilà donc l’origine du crime. Mais cette vérité révèle la propre lâcheté du bûcheron. En effet, il n’intervient pas devant l’horreur et il vole le poignard en pierres précieuses tombé durant la lutte. Les hommes seraient-ils tous mauvais ? Peut-être pas. Démasqué par le passant, figure du Mal, le bûcheron regrette déjà son geste sous les yeux désapprobateur du bonze, figure du Bien. La découverte d’un bébé, abandonné sous la porte du Rashô, redonne soudainement foi en l’espèce humaine. Alors que le passant vole le linge qui protège le bébé du froid, le bûcheron, attristé, décide de l’élever avec ses autres enfants. Kurosawa termine son film avec une touche d’espoir illustrée par un grand rayon de soleil.
Quand Martin Ritt fait du film de Kurosawa une œuvre encore plus cynique
Martin Ritt a repris tous les détails de l’histoire de Kurosawa. Cependant, il y a ajouté un regard encore plus pessimiste. Un pasteur (William Shatner angélique), un promeneur et un charlatan (Edward G. Robinson au meilleur de sa forme) attendent sous le porche d’une gare un train qui ne vient pas. Les personnages sont bloqués le temps d’une réflexion sur l’affaire de meurtre. Choqué par la violence des hommes, le pasteur a décidé de quitter l’église. Le promeneur est encore troublé par l’affaire, tandis que le charlatan, qui vend tout est n’importe quoi, réclame les détails croustillants de cette histoire amorale. La particularité du film de Martin Ritt se distingue dans la personnalité très tranchée des personnages. Le pasteur, homme de Dieu, est d’une pureté incontestable. Il s’oppose au charlatan, qualifié de démon à plusieurs reprises pour ses arnaques commerçantes et ses jugements radicaux. Mais surtout, le personnage joué par Edward G. Robinson, nous assène des vérités toujours plus cyniques sur la nature humaine. Il rit à l’annonce d’un viol, à la description d’un cadavre et voit le monde comme un vaste jeu de dupes. Entre les deux, il y a le promeneur effaré mais tout aussi complice faute d’implication. Nous-mêmes devenons, chez Ritt, des spectateurs passifs et désabusés en écoutant ce récit. Le réalisateur évite les gros plans, préférant encadrer ses personnages dans des plans de groupe où le Bien et le Mal encerclent l’homme qui doute. Ainsi, il nous invite à faire un choix et non plus à être juges. La superbe photographie de James Wong Howe, spécialiste d’un noir et blanc tout en nuance et des jeux de lumières (Les bourreaux meurent aussi de Fritz Lang, La rose tatouée de Daniel Mann, Air Force d’Howard Hawks…) participe à l’atmosphère apocalyptique du
film. Le monde semble perdu.
Un duel social
Martin Ritt apporte aussi une dimension sociale en se réappropriant le film de Kurosawa. Le brigand Carasco (interprété par Paul Newman) est un mexicain. Lorsqu’il témoigne dans un tribunal de rue, il est attaché par terre tandis que la ville entière, peuplée de cow-boys américains, le voient comme une crapule étrangère, un « macaque » selon ses mots. Il justifie donc son crime par une lutte entre « métèque » et « gringo », entre la basse classe et un colonel aristocrate. Dans leur version, chacun fait passer l’autre pour un misérable. Carasco, qui semble un peu moins fou que Tajomaru, voit dans le couple formé par le colonel et sa femme, des gens hautains et maniérés qu’il faut faire tomber de leur piédestal. Lui est à terre alors qu’eux sont en hauteur, dans leur carriole. Dès le début il y a un complexe social alors que dans Rashômon, seule la femme était à cheval, exhibée comme un trophée. Lorsque l’épouse témoigne, elle donne une version encore plus caricaturale des faits. Elle se fait passer pour une frêle femme issue d’un milieu modeste mais qui a réussi à intégrer le monde aristocratique par son mari. Dans son récit, Carasco est un personnage écoeurant, alcoolique et vaniteux, qui la rabaisse socialement par le viol. Rejetée par son mari qui l’a rend responsable de sa propre agression, elle le tue, folle de colère. Le témoignage du mort, conté par un shaman indien, rapporte les infidélités de sa femme. Le viol de Carasco ne serait pour lui qu’une trahison de plus. Selon le colonel, l’agression « consentie » par sa femme serait le résultat de sa bassesse sociale.
L’autre vérité
La vérité de The outage diffère de celle de Rashômon. La mort du colonel est accidentelle. Dans son duel final avec Carasco, il se blesse lui-même avec un couteau. Le brigand s’accuse donc du crime uniquement par fierté et pour dissimuler son affrontement ridicule. Le promeneur, témoin de la scène, a dérobé le couteau avec un manche en diamants pour nourrir ses enfants. La scène du bébé est la même que dans le film original. La différence finale viendra du train, élément ajouté par Martin Ritt et fortement symbolique. Touché par le choix fait par le promeneur de prendre en charge l’enfant, le pasteur décide finalement de ne pas quitter la ville. Le monde n’est pas définitivement perdu. Malgré leurs faiblesses les hommes peuvent changer et sauver l’humanité du chaos. L’arnaqueur peut prendre le train pour propager son cynisme à travers le monde, il y aura toujours une âme capable de contredire son pessimisme.
Verdict
Tiré d’une nouvelle de Ryunosuke Akutagawa, Rashômon est un film surprenant avec un final particulièrement touchant. Son questionnement sur la nature humaine en fait une œuvre universelle. Martin Ritt a relayé fidèlement cette histoire intemporelle. Dans les deux films, on sent le poids d’une lutte interne de l’homme entre le Bien et le Mal. Mais The outrage a en plus une dimension sociale qui rend le film encore plus sombre que son original. Les deux œuvres sont incontournables même si j’avoue une préférence pour le remake.
Original : 7/10 Remake : 8/10