LA MAMAN ET LA PUTAIN de Jean Eustache (1973)
L’énigme Jean Eustache
Essayer de percer le mystère Jean Eustache… Une véritable gageure tant l’œuvre et la vie du cinéaste ont subi les épreuves du temps et de l’oubli. Déjà de son vivant, l’homme semblait absent. A la fois proche et distant de la Nouvelle Vague, à la fois incontournable, et marginal. On peut tout lire et tout entendre sur l’auteur de La maman et la putain : une démarche cinématographique singulière, ses difficultés à monter certains films, une vie privée mouvementée, un rapport complexe au présent. Les récits de ceux qui l’ont connu, chaque fois, se contredisent au point que l’image du personnage reste définitivement brouillée. De lui, on connaît peu de choses : il naît à Pessac en 1938, grandit à Narbonne où il passe un CAP d’électricien et devient ouvrier spécialisé à Paris pour la SNCF. Puis, survient une première rupture dans cette vie modeste et tranquille. Le temps de l’Algérie ne sera pas le sien : il s’ouvre les veines et se retrouve interné pendant quelques mois, échappant ainsi à son incorporation. Peu de temps après, il se marie. Et c’est grâce à son épouse, Jeannette, secrétaire aux Cahiers du cinéma, qu’il fréquente Jean-Luc Godard, Eric Rohmer et Jean Douchet. Grâce à ses nouveaux amis, Jean Eustache passe de cinéphile à cinéaste. Il réalise un premier court-métrage, La soirée, qui restera inachevé ne comportant qu’une seule scène non post-synchronisé. Malgré tout, il poursuit l’expérience d’un cinéma fauché mais novateur. Au fil de ses courts métrages et de ses films (Les mauvaises fréquentations, Le Père Noël a les yeux bleus, La rosière de Pessac I, Le cochon, Numéro zéro) se construit une oeuvre libre, exigeante et vitale. Ses scénarios, très intimes, repousse avec intensité les frontières entre réel et fiction. Le succès, il le connaîtra avec La maman et la putain, un film fleuve (3h30) et hiératique qui radiographie les relations amoureuses dans la France d’après Mai 68. Le Grand Prix spécial du Jury qu’il obtient à Cannes lui permettra de tourner enfin un film dans des conditions normales de production. Mais déjà vient le temps des désillusions : Mes petites amoureuses, inspiré par son enfance à Narbonne, est un échec cuisant. Après cela, Eustache continue encore un peu à tourner (Une sale histoire, La rosière de Pessac II, Les photos d’Alix et des films pour l’INA). Le reste du temps, il s’épanche dans les Cahiers sur le cinéma français et revoit les chef d’œuvres de ses maîtres à penser (Fritz Lang, Carl Dreyer, Jean Renoir, Robert Bresson, Kenji Mizoguchi). Mais voilà que la mort vient interrompre l’amertume. Alors même qu’il travaillait sur de nouveaux projets, Jean Eustache se tire une balle dans le cœur le 5 novembre 1981 dans son appartement. Il a 42 ans. Avec son suicide, s’efface peu à peu le souvenir d’un « révolutionnaire du cinéma » comme il aimait se définir.
Où sont les films ?
Alors que la Nouvelle Vague nous a laissé en héritage les films de Godard, Truffaut, Rivette ou Rohmer, qu’en est-il de la filmographie d’Eustache ? Il y a encore quelques années, ses films étaient visibles sur grand écran à l’occasion de rares rétrospectives (la dernière, au Centre Pompidou, date de 2007). Depuis, plus rien… Il fut un temps, la société Tamasa avait annoncé un coffret intégral, d’abord pour 2011, puis pour 2012. Mais c’était avant que Boris Eustache, fils de Jean, décide de bloquer les droits vidéo, estimant sa rétribution financière trop mince (lire l’article de l’Obs* sur la problématique des ayant-droits). Loin de juger des enjeux économiques qui nous dépassent certainement, on peut trouver dommage que se poursuive ainsi la marginalisation d’une œuvre qui fut déjà bien malmenée en son temps. Dommage surtout de priver les nouvelles générations de cinéphiles d’une part essentielle de l’histoire du cinéma français. Décidément l’argent aura toujours raison du cinéma d’Eustache. Devenus invisibles, ses films s’estompent irrémédiablement de la mémoire cinéphilique. Ne reste alors que les bonnes vieilles méthodes (VHS, DVD nippon et autres) pour explorer l’univers de Jean Eustache. Ainsi trouvera t-on, en cherchant bien, une vieille copie de La Maman et la Putain et quelques autres films dont je vous parlerai prochainement.
La Maman et la putain : le choc des mots
A sa sortie, La maman et la putain fit scandale par la crudité de son texte. Et 39 ans plus tard, les mots résonnent encore avec une violence intacte. Au scalpel d’Eustache, il y a l’utopie de Mai 68 passée au hachoir du conformisme, la libération sexuelle comme cache misère d’une solitude inexorable et une génération tournée perpétuellement vers son passé faute de perspective d’avenir. Les phrases assassines qui rythment le film, ce sont celles d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud), un jeune homme oisif, indécis amoureux, qui papillonne entre deux femmes : Marie (Bernadette Lafont), figure maternelle qui l’héberge, et Véronika (Suzanne Lebrun) une femme libre qui collectionne les amants. Autour de lui, gravite aussi un ancien amour, Gilberte (Isabelle Weingarten), la maman du titre, la femme avec qui il aurait dû fonder une famille et qu’il refuse désormais de laisser partir. Que ce soit dans les cafés de Saint-Germain des Prés ou dans l’intimité d’une chambre, les personnages confrontent leurs visions de l’amour et leurs désillusions. En filigrane se dessine la vie du cinéaste qui fait rejouer à ses acteurs ses propres tourments affectifs. La parole est libérée, brute et sans concessions. Et pourtant les sentiments s’expriment avec une incroyable pudeur. On retiendra plusieurs scènes illustrant cette opposition, notamment avec Veronika. Dans l’une d’elle, la jeune femme raconte sans complexes ses aventures (« Je baise avec n’importe qui »). Mais plus tard, alors qu’Alexandre lui fait écouter ses disques, elle se met à chanter timidement une vieille chanson avant de s’interrompre (« Vous me gênez »). Le film est toujours dans ce double discours : libéré et interdit, dur et sensible à la fois. Malgré l’impression d’improvisation, chaque ligne a été pensée et écrite par Eustache qui s’est évertué à « archiver » instantanément les dialogues de son histoire personnelle. Et dans la richesse du texte, transparaît l’amour dans sa forme la plus brute.
Alexandre, personnage hors du temps
Alexandre est un personnage du passé. Il court après Gilberte, qui ne veut plus de lui, mais papillonne à la fois entre Marie et Véronika. Devant toutes ces femmes qui s’agitent, travaillent et s’émancipent, Alexandre semble dépassé et frustré. Il évoque le MLF avec une certaine ironie et fustige l’avortement : « Les avorteurs sont les nouveaux Robin des bois, les nouveaux chevaliers du Moyen Age. Ils ne défendent plus la veuve et l’orphelin mais délivrent les femmes de cette chose ignoble qu’elles ont dans le ventre. Le bistouri remplace l’épée, la sonde remplace le sabre. Et toujours les femmes se donnent à leur libérateur. Décidément, je n’aime pas les héros. »
Cette mélancolie réactionnaire s’illustre également dans une nostalgie obsessionnelle. Dans sa chambre exiguë, il écoute de vieilles chansons qui elles-mêmes évoquent un temps révolu (La chanson des Fortis par Fréhel, célèbre chanteuse des années 30). De même, Alexandre ne cesse de citer les grands noms d’un cinéma d’autrefois : Murnau, Michel Simon, ou le film Les visiteurs du soir de Marcel Carné. Le jeune homme remonte le temps, tout comme le faisait Eustache dans ses films. D’ailleurs, le cinéaste expliquait ainsi sa démarche : « Tout d’abord parallèlement au gommage que j’essaie de faire de film en film, je voulais être révolutionnaire. C’est-à-dire ne pas faire des pas en avant dans le cinéma mais essayer de faire des grands pas en arrière pour revenir aux sources. Le but que j’essayais d’atteindre dès mon premier film c’est de revenir à Lumière. J’ai toujours été contre les techniques nouvelles. Je suis peut-être réactionnaire mais je crois en cela être révolutionnaire ». (Extrait du documentaire La peine perdue de Jean Eustache d’Angel Diez Alvarez)
L’après Mai 68 et le temps des désillusions
Dans ce triangle amoureux formé par Alexandre, Marie et Véronika, on trouve une forme de résistance au conformisme. Le peu de temps que dure cette « cohabitation », on distingue une sorte de communauté rejetant un modèle social trop formaté. Cette image s’oppose à celle de Gilberte qui choisit de se marier avec un homme qu’elle n’aime pas pour rentrer dans le rang et satisfaire un opportunisme de classes. Alexandre, marginal, exècre ce bonheur pré-mâché qui contredit l’ambition de changement voulu lors des révoltes de Mai 68 :
Gilberte : « Tu sais bien qu’on ne rencontre… »
Alexandre : « …Que des gens de sa classe, je sais. Alors comment nous sommes nous connus ? Quelque chose a déraillé. Tu as recommencé à vivre sans que l’angoisse t’étreigne. Tu es tranquille. Tu crois que tu te relèves alors que tu t’accoutumes tout doucement à la médiocrité. Après les crises, il faut vite tout oublier, tout effacer. Comme la France après l’Occupation, comme la France après mai 68. Tu te relèves comme la France après Mai 68. Mon amour. Tu te souviens, on disait qu’on l’avait échappé belle. Qu’on avait eu la chance d’avoir eu une enfance et qu’on n’était pas sûrs que nos enfants en auraient une dans ce nouveau monde où les vieillards ont 17 ans. Tes parents apprenaient la langue française aux enfants, faisaient des leçons de morale. Tu vas devenir la femme d’un cadre. »
Voilà ce qu’est devenue l’utopie libertaire. Elle s’est noyée dans les conventions et la normalité. Après ces 3h30 d’un noir et blanc ténébreux, on se sent étouffé comme ces personnages sans issue. Dans les indécisions d’Alexandre, on décèle les contradictions d’une société qui veut changer tout en restant dans la norme. Mais comment choisir entre la maman et la putain, la sécurité et l’aventure, la morale et la liberté. Il y a dans ce film de 1973 beaucoup de résonances avec le monde d’aujourd’hui. Dans ce XXIème siècle délestée de toute velléité de révolte, le peuple hagard ne sait plus sur quel pied danser. Ce film est un miracle, un diamant brut qui dit tant de choses du monde moderne qu’il est incompréhensible de ne plus le voir.
A Lire :
– Jean Eustache d’Alain Philippon, Editions Cahiers du Cinéma, collection »Auteurs » (1986)
– La maman et la putain : scénario. Jean Eustache. Editions Cahiers du Cinéma (1986)
*Article : « Quand les héritiers bloquent la sortie des DVD » de Florence Raillard, CinéObs, 12 Mai 2012
http://cinema.nouvelobs.com/articles/14892-enquetes-quand-les-heritiers-bloquent-la-sortie-des-dvd
A voir :
La peine perdue de Jean Eustache, documentaire d’Angel Diez Alvarez (1997)
Prochaine diffusion :
En hommage à Bernadette Lafont, disparue le 25 juillet, le film sera diffusé lundi 29 Juillet à 20h50 sur Arte
Intéressant cet article sur la disparition des oeuvres de la mémoire collective. L’une des questions qui se pose est : est-ce que des héritiers doivent avoir un droit à quoique ce soit, droit moral ou financier ? Je suis assez radicale là-dessus.
Quand on voit ce qu’il advient de certaines oeuvres, on peut en effet se poser la question.