« LE NOIR (TE) VOUS VA SI BIEN » : POURQUOI IL NE FAUT PAS RATER LE NOUVEAU FILM DE JACQUES BRAL ?

Mais où a donc pu passer Jacques Bral toutes ces années ? Il y a comme ça des cinéastes dont le nom raisonne sans cesse alors même qu’ils ne s’offrent aux spectateurs que très rarement. Autrefois, dans ma quête perpétuelle de films introuvables, je cherchais désespérément un certain Extérieur, nuit (1980). C’était un sujet qui revenait régulièrement dans des conversations cinéphiles, déclenchant chaque fois des réactions totalement déraisonnées. Certains l’avaient vu et en parlaient avec une sorte d’ivresse dans les yeux alors que les autres, comme moi, fantasmaient sur cet objet de désir qui fascinait rien qu’à l’évocation de son titre. L’édition DVD était épuisée, des salauds vendaient leurs précieux exemplaires à des prix délirants et des petits malins partageaient des copies VHS en peer to peer. Moi, très patiente, j’espérais le voir un jour dans de bonnes conditions. Sa découverte, grâce à une ressortie en salles en 2010, suivie d’une réédition vidéo*, fut un choc. Sans doute à cause de cette ambiance crépusculaire où une mélodie fiévreuse accompagnait autant l’impulsivité que la nonchalance d’une troublante garçonne. L’effrontée avait les traits de Christine Boisson et face à elle Gérard Lanvin et André Dussolier étaient totalement désarmés. A l’intérieur de l’édition DVD, on trouve Mauvais garçon (1993), l’antithèse d’Extérieur, nuit. Dans ce conte moderne et mélancolique, un cambrioleur charmeur (Bruno Wolkowitch) trouve sa rédemption dans l’amour inconditionnel d’une femme. La première œuvre était désenchantée, l’autre lui renvoie en miroir un avenir plein de promesses. Ces deux films, résolument indissociables, illustrent une certaine vision du cinéma : offrir à l’œuvre le temps nécessaire à de multiples lectures et questionner ainsi la pérennité des images dans l’esprit du spectateur. En 40 ans, Jacques Bral a peu tourné (7 films : le dernier date de 2006, le précédent de 1993) alors l’annonce d’un nouveau long-métrage est de fait un évènement. 

 

Le noir vous va si bien photo 3

© Thunder Films International

 

Le noir (te) vous va si bien est un film hors du temps, comme un écho aux absences qui ont jalonné la carrière du cinéaste. Ni d’aujourd’hui, ni d’hier, le monde de Jacques Bral a sa temporalité propre. Moncef, son personnage, est un vieil immigré du Maghreb portant en lui différentes époques à travers la douleur du déracinement passé et l’inadaptation à la modernité du présent. C’est l’image d’un futur immédiat qui nous introduit dans son histoire. L’homme, enfermé entre quatre murs, fait un constat amer : « Je n’aurais jamais dû quitter mon pays ». Dès lors, le film s’annonce comme le récit d’une frustration. Après ce sombre prélude, Jacques Bral remonte les origines de la tragédie. Mais il fait de son présent un espace ouvert en ne déterminant ni lieu ni temps du film. Quand se dévoile le quotidien de la famille de Moncef, on perçoit déjà toutes les contradictions des personnages de Bral. D’abord chez Cobra, sa fille, qui porte le voile en quittant la maison mais le retire pour aller travailler. Puis chez Maléké, son épouse, qui arbore la modernité des femmes occidentales (bras dénudés et les cheveux courts) alors qu’elle emprisonne sa fille dans les traditions. Et bien sûr, chez Moncef lui-même qui tente d’arranger un mariage pour Cobra alors qu’il avait fait autrefois un mariage d’amour. Chaque personnage est construit sur une dualité intérieure tout comme celle qui caractérise Jacques Bral, cinéaste français né à Téhéran. Le film repose sur une ambivalence permanente dont Cobra est la meilleure illustration.

 

Cette jeune femme est une énigme, un phénomène mystérieux autour duquel les hommes gravitent. Tout comme l’étrange Cora d’Extérieur, nuit, Cobra joue du trouble qu’elle provoque, bien loin du rôle de victime qu’on aimerait lui donner. Elle se laisse aimer d’un jeune homme qui rêve de l’épouser, mais en choisit un autre qu’elle pousse à l’engagement. Derrière ces jeux de l’amour, plus légers que tragiques, il y a pourtant un drame qui se noue, une fatalité culturelle et sociale impossible à déjouer. Et la cause des malheurs de Cobra, on la devine : une communication rompue entre un père et sa fille menant aux malentendus, aux frustrations et à des situations absurdes. Déjà le titre exprimait cette confusion du message. Ainsi, le « tu » et le « vous » se confondent pour mieux accentuer l’ambiguïté identitaire. Le « tu » marque l’individualité, alors que le « vous » rappelle l’emprise du groupe et le corporatisme familial.  Même le noir paraît avoir un double sens. Il matérialise à la fois les idées obscures du père et la part d’ombre de la fille. Enfin, il y a cette phrase ironique prononcée par l’un des prétendants de Cobra, « le noir vous va si bien », comme si la jeune femme acceptait son sort sous le voile, tout en en déjouant la symbolique. 

Charmant et touchant, le nouveau film de Jacques Bral n’a rien d’une histoire simple. Il ne porte aucun jugement sur les choix de ses personnages, mais pointe avec férocité toutes leurs contradictions. Le cinéaste nous offre un conte lumineux et grave porté par de superbes jeunes acteurs : Grégoire Leprince-Ringuet, déjà brillant chez Christophe Honoré et Bertrand Tavernier; Julien Baumgartner, un acteur aux multiples facettes; et surtout Sofiia Manousha, envoûtante Cobra, qui pour ce rôle se voit pré-nominée aux César 2013 dans la catégorie « meilleur espoir ». 

Titre : Le noir (te) vous va si bien/ Pays : France/ Durée : 1h28/ Distribué par Thunder Films/ Sortie le 5 Décembre 2012