FIFI HURLE DE JOIE : L’ART EN SOUFFRANCE
« Je ne travaille pas pour la postérité ! ». Deux mois avant sa mort, Bahman Mohassess ne comptait pas laisser son œuvre lui survivre. De sa carrière débutée dans les années 50, le peintre et sculpteur iranien n’a presque rien conservé. Ni les toiles exposées dans les grandes biennales européennes, ni les nombreuses sculptures commandées par le musée d’art moderne de Téhéran. Dans une autre vie, Bahman Mohassess était un artiste provocateur et marginal qui ouvrit la voie à une scène contemporaine iranienne. Puis un jour, l’artiste disparut, ses oeuvres aussi. Pendant longtemps, certains ont cru à sa mort. En réalité, l’homme s’était exilé à Rome, loin du tumulte de la révolution islamique (1979). 30 ans plus tard, la documentariste et peintre Mitra Farahani part à la rencontre de celui qui décida de rompre avec son pays en détruisant la quasi-totalité de son art.
La première image de Bahman Mohassess est un souvenir brouillé, vieilli par le temps, rongé par l’histoire tragique de l’Iran. Dans cette archive rare où l’on découvre le peintre au travail, le mythe d’un artiste dessaisi de sa parole se construit sous le poids de l’absence. Cigarette à la main, Mohassess défie la caméra d’un regard frondeur, glose nonchalamment sur le devenir de l’art, puis s’éloigne peu à peu du cadre pour devenir une silhouette insaisissable. Quand nous retrouvons l’artiste en 2010, l’homme n’a rien perdu de sa verve. Il titille l’intervieweuse qu’il trouve un peu trop intrusive et jubile à l’idée de ne jamais rien léguer de son œuvre. S’il a décidé un jour de tuer son art, c’est parce que continuer à la faire exister dans son pays devenait peu à peu mission impossible. A la télévision, on s’émeut de voir l’une de ses sculptures réduite en miettes par la bêtise du régime tandis que l’artiste, au contraire, affiche le sourire satisfait de celui qui emportera sa richesse créatrice dans la tombe. Mais quel est cet art que le pouvoir en place ne cesse de contester ? Dans un style entre cubisme et surréalisme, Bahman Mohassess dépeint la mélancolie du monde à travers la mise en scène de corps désarticulés. Ses couleurs chatoyantes se confrontent à l’obscurité de son regard, ses formes tendrement anguleuses illustrent par effet de contradiction la violence dont il est le témoin. Mais les censeurs n’y voit qu’une débauche de nudité, une propagande sexuelle que l’on réprime à coup de cache-sexe misérable (comme cette culotte posée sur les fesses d’une sculpture). Mitra Farahani observe la lente déconstruction du statut d’artiste, mais, par sa démarche fanatique, montre aussi d’autres formes de vampirisation. Même si ses intentions sont sincères, la jeune femme semble avant tout guidée par sa fascination. Ses questions sont maladroites et sa voix omniprésente finit saturer le récit. D’ailleurs, elle n’a pas vraiment l’air de maîtriser son film. C’est la raison pour laquelle, Bahman Mohassess prend rapidement possession du projet documentaire, guidant la narration et suggérant les images qui l’illustreront. Trop impressionnée par son sujet, la jeune réalisatrice ne réussit pas à pousser l’artiste dans ses retranchements. Le film prend une autre tournure quand elle commence à jouer les intermédiaires entre le peintre et deux autres artistes collectionneurs. Et voilà que se joue une nouvelle tragédie. Bahman Mohassess se lance dans un projet monumental qui sera l’ultime chef-d’œuvre de sa vie. Mais en attendant que le vieux briscard reprenne sa palette, les deux clients rodent, jour après jour, autour du peintre, espérant grappiller quelques pièces uniques pour enrichir leur collection. D’un côté, on se passionne pour ces deux fans réalisant leur rêve de peinture, de l’autre, on s’écœure de l’avidité avec laquelle ils s’emparent des précieux tableaux (dont Fifi hurle de joie) encore accrochés aux murs. Le sommet de dépossession moral sera atteint lorsque Mitra Farahani laissera tourner sa caméra durant l’agonie atroce de l’artiste. Cet homme que l’on entend hurler de douleur, c’est un poète privé de sa liberté créatrice et de la pudeur de son dernier souffle.
Titre VO : Fifi Az Khoshhali Zooze Mikeshad / Réalisateur : Mitra Farahani/ Pays : Iran/ Durée : 1h38/Distribué par Urban Distribution/ Sortie le 2 Octobre 2013
Sans toi, je n’aurais jamais prêté attention à ce film. Je pense qu’il ne bénéficiera que d’un nombre de copies limité de toutes façons mais je sais au moins maintenant quelque chose sur Bahman Mohassess.
J’aime beaucoup ta phrase de conclusion.
Merci pour ton commentaire si matinal. Oui, malheureusement, ce documentaire ne semble pas programmé de ton côté 😦
Ah je suis ravie qu’il sorte en salles, le génie hurle dans ce film.
Tu l’avais vu au Cinéma du réel ?
Oui il avait eu le prix international de la scam!