CEUTA, DOUCE PRISON : spectacle de la non-image
Rien de spectaculaire… C’est sans doute cet anti-spectacle, cette impossibilité de montrer des images, qui donne au documentaire toute sa singularité. Jonathan Millet et Loïc H. Rechi sont allés tourner à Ceuta, petite enclave espagnole située au Nord du Maroc, où se croisent quotidiennement touristes, locaux et clandestins. Pour les uns, venus en villégiature, c’est un petit coin de paradis. Pour les autres, candidats à l’Europe, c’est l’enfer incarné par son centre de rétention. Bloqués là pour une durée indéterminée, après avoir traversé les frontières dans des conditions terribles, ces milliers de migrants, venus d’Afrique et d’ailleurs, survivent grâce à des petits boulots illégaux en attendant un hypothétique droit de passage. Le documentaire nous fait partager quelques jours dans la vie de Guy, Iqbal, Nür, Simon et Marius, cinq exilés parmi tant d’autres, cinq portraits à la fois lumineux et graves. Toute la force du récit réside dans l’absence d’images, dans une détresse que les réalisateurs ne filment pas mais qui surgit à chaque plan. La mélancolie, dissimulée derrière la motivation et la débrouille, ou les regrets, masqués par les sourires et la convivialité. Et puis, il y a cette entité complexe, le CETI (centre de séjour temporaire des immigrés), toujours filmée de l’extérieur, entretenant ainsi tout le mystère de ses procédures. Une entité qui joue avec le temps en gardant les migrants dans l’incertitude pendant des mois ou des années, une machine dont la mécanique broie avec indifférence les liens familiaux et les identités. Ce qui explose le plus à l’écran, c’est l’ennui abyssal suscité par un temps incompressible. De longs moments de rien où les personnages tournent en rond comme des lions en cage, paradent devant la caméra par désespoir et remettent en question leur course à l’Europe. Mais le film revêt un autre malaise. En effet, que penser de ces grands gaillards, pas forcément si malheureux chez eux, qui tentent quand même l’aventure alors que d’autres ont subi et accepté le pire pour venir. Qui mérite le plus de traverser la mer ? Il y a chez ces clandestins une obsession hiérarchique qui finit par contaminer notre regard. Qui est prioritaire sur le repas, sur le vin, sur le business de nettoyage de voitures ? Quelle communauté (malienne, gabonaise, sénégalaise) mérite de travailler plus que l’autre ? En voyant ce spectacle-là, on imagine bien l’atmosphère aliénante qui doit régner à l’intérieur du centre. Ici, malgré le cadre idyllique, les images interdites n’ont, au contraire, jamais autant parlé.
Titre : Ceuta, douce prison/ Réalisateur : Jonathan Millet et LoÏc R. Rechi / Pays : France/ Distribué par Docks 66/Durée : 1h30/Sortie le 29 Janvier 2014