DVD : AFRIQUE 50 de René Vautier (1950)
« Il paraît qu’il existe, au-delà des mers, des rouleaux compresseurs qui sont des machines fort utiles pour faire les routes. Mais en Afrique, pas besoin de rouleaux compresseurs : les Noirs reviennent moins chers ».
René Vautier a 21 ans quand, en 1949, la Ligue française de l’enseignement lui demande de tourner un film destiné à vanter les « bienfaits » de la colonisation. Mais la réalité qui s’offre à la caméra du jeune diplômé de l’IDHEC, héros de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, est bien évidemment tout autre. Il faut dire qu’en cette période troublée de l’après-guerre, l’empire français doit faire face à un certain nombre d’hostilités dans ses colonies. A Thiaroye, près de Dakar, les tirailleurs sénégalais revenus du front et rescapés des camps de prisonniers nazis protestent contre le non-paiement de leur solde militaire. Leur révolte sera sauvagement réprimée au matin du 1er décembre 1944 par les gendarmes français aidés de troupes coloniales (bilan du massacre de Thiaroye : 70 morts [1]). En Indochine, le leader communiste Hô Chi Minh profite de la défaillance de l’occupant japonais et de l’affaiblissement des troupes françaises pour proclamer l’indépendance du Viêt-Nam en 1945 (un affranchissement qui conduira, un an plus tard, à la guerre d’Indochine). En Algérie, le massacre de Sétif [2], perpétré par la police française le 8 mai 1945 (alors même qu’est célébrée la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie), témoigne des craintes de l’administration coloniale face aux velléités d’indépendance des peuples asservis. A Madagascar, alors que vient d’être créé le Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache par les élites indépendantistes, les « indigènes », qui avaient été enrôlés de force pendant la guerre ou soumis aux travaux forcés, mènent une insurrection sanglante contre les colons français le 29 mars 1947. La réponse de l’Etat français sera d’une violence inouïe : 89000 civils sont massacrés au cours des 21 mois qui suivent (selon le bilan officiel de l’armée, établi en 1949 [3]). Mais il est déjà trop tard : un vent de révolte souffle irrémédiablement sur toute l’Afrique et l’empire colonial apparaît de plus en plus vacillant. Le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), créé en 1946 sous l’impulsion de quelques élites africaines (dont Félix Houphouët-Boigny, futur premier président de la Côte d’Ivoire en 1960) et du Parti Communiste Français, questionne sérieusement la domination coloniale. L’adhésion massive des peuples africains au RDA et les grèves qui en découlent (grève des achats de produits importés) poussent l’Etat français à adopter une politique encore plus répressive vis-à-vis des autochtones. En Côte d’Ivoire, des militants du RDA sont arrêtés, les manifestants pris pour cibles (massacres de Dimbokro [4], Bouaflé et Séguéla en 1950 [5]) et on fait régner la terreur dans les villages de ceux qui refuseraient de travailler pour des salaires de misère dans les compagnies coloniales et de se laisser étrangler par l’impôt. En métropole, l’idéal colonial est parsemé d’imageries heureuses où l’indigène manifeste docilement sa reconnaissance d’avoir été civilisé en combattant pour la France ou en faisant fonctionner l’économie française. Mais pendant que les petits français s’amusent des caricatures du bon nègre dans leurs livres d’images, les petits africains, privés d’école, triment jusqu’à la mort.
De 1949 à 1950, René Vautier traverse l’Afrique Occidentale Française (territoire regroupant les huit colonies de l’Afrique de l’Ouest jusqu’en 1958) pour saisir dans toute sa vérité le quotidien des « peuples indigènes ». Loin de l’image officielle de la colonisation, le jeune cinéaste constate l’absence de structures éducatives et médicales, observe comment la misère ronge le continent noir et surtout, s’insurge contre l’exploitation économique et humaine orchestrée par les grandes compagnies européennes. Au Soudan français (actuel Mali), René Vautier filme des forçats sur le barrage de Markala-Sansanding. Là, alors qu’une turbine alimente en électricité les maisons coloniales, des noirs actionnent manuellement l’ouverture des vannes pour faire l’économie d’un système électrifié. Ailleurs, des femmes et des enfants s’usent la santé dans les champs de coton avec des outils archaïques. En Côte d’Ivoire, il découvre avec terreur les murs sanglants laissés par la colonne Folie-Desjardins qui vient de massacrer tout un village (tuerie de Palaka, 27 février 1949) n’ayant pu payer ses impôts. Mais ce spectacle d’horreur n’émeut quasiment personne, si ce n’est le jeune Vautier qui finit par s’attirer les foudres des dirigeants colonialistes. Pour l’empêcher de tourner, on lui oppose un décret de Pierre Laval (ancien ministre des colonies qui a été condamné à mort quatre ans plus tôt pour collaboration) afin de limiter son travail de réalisateur à de la simple propagande. Une situation aberrante qui traduit bien tous les paradoxes de l’Etat Français de l’époque : tandis qu’à Paris, on célèbre la France libre, en terre coloniale, on maintient les peuples amis et compagnons de guerre en esclavage. Alors qu’en France, on prône la tolérance, en Afrique, on méprise et on avilit les peuples noirs. C’est toujours ce même Etat qui est capable, en 1945, de fusiller un collaborateur de l’administration Pétain et d’appliquer aveuglément les lois de ce dernier dans les colonies françaises, quelques années plus tard. En refusant de se soumettre au décret Laval et en décidant de filmer ce qu’il veut, René Vautier entre de plein pied en résistance. Dès lors, il aura toutes les peines du monde à faire sortir ses images d’Afrique, et, plus tard, à les diffuser en France. Menacé, emprisonné et censuré, René Vautier a tout subi pour raconter l’irracontable. Sur les 51 bobines 16mm utilisées lors du tournage, il n’a pu en sauver que 17. En résulte un film d’à peine 19 minutes. 19 minutes cruciales dans l’histoire du cinéma colonial puisqu’elles en posent les fondements. 19 précieuses minutes qui montrent pour la première fois à tous ce qu’il ne fallait surtout pas voir.
Ce sont des sourires d’enfants qui nous ouvrent les portes d’Afrique 50, des visages amis qui installent d’emblée une atmosphère pacifiste et conviviale. Nous voilà en Côte d’Ivoire, dans un village modeste où le folklore offre son lot de séquences dépaysantes. Mais ne nous y trompons pas. La voix off du jeune Vautier rappelle bien vite, par son ironie mordante, que nous ne sommes pas là pour assister à une étude ethnographique ou à un spectacle pittoresque. Du paisible quotidien d’une tribu, avec laquelle le cinéaste a pris le soin de nous familiariser, nous glissons subrepticement vers l’horreur. Sur les ruines de Palaka, autre petit village ivoirien, la caméra de René Vautier saisit sur le vif une vérité coloniale si sournoisement cachée. Les quelques rares images sauvées de la censure suggèrent plus qu’elles ne révèlent les atrocités commises. La parole a donc ici un rôle essentiel puisqu’elle prend le relais du témoignage et inscrit le récit dans une pérennité historique. Au-delà des mots, le commentaire de René Vautier, particulièrement rageur, lance un cri d’alarme sur une situation intenable et prête sa voix à la colère africaine. La voix off se fait encore plus féroce quand il s’agit d’énoncer les profiteurs économiques de la misère humaine. Le ton est sentencier quand les images montrent le travail de forçat des Africains, alors qu’en arrière-plan la musique traditionnelle rappelle l’accueil chaleureux du début. Quand il filme les gestes répétitifs des ouvriers s’épuisant au barrage de Markala-Sansanding ou remorquant à mains nues une péniche échouée, René Vautier renvoie, par des prises de vue différentes, aux rouages humains de la machine coloniale. C’est alors que vient le temps des luttes. Des images de manifestants sénégalais, ivoiriens, congolais, nigériens accompagnent la voix pleine de fureur du cinéaste qui découvre, désabusé, une nouvelle forme de traite négrière. Le ton s’est accéléré, signifiant l’urgence et annonçant l’imminence d’un soulèvement collectif. Le dispositif progressif d’Afrique 50 est simple mais pourtant imparable : il place d’abord le spectateur en ami de l’Afrique, à travers l’œil du cinéaste qui fait office d’ambassadeur ; ensuite, il en fait un témoin privilégié des drames coloniaux ; et enfin, il le positionne en tant qu’espoir et passeur d’Histoire. Après avoir vu le film, impossible de fermer les yeux sur ce que l’Etat a fait endurer aux Africains au nom du peuple français. Dans le livre qui accompagne le DVD récemment édité, René Vautier raconte avec passion la genèse de son film et les nombreuses péripéties que lui a values le tournage. On y découvre un homme résolument engagé, un éternel résistant qui ne cessera de lutter pour diffuser haut et fort la parole des sans-voix. Malgré une censure de 50 ans, Afrique 50 a réussi, souvent clandestinement, à parcourir les routes de France et d’ailleurs. René Vautier, lui, a continué à tourner pour raconter la colonisation (notamment Avoir 20 ans dans les Aurès (1972), fiction sur la guerre d’Algérie qui est l’une de ses rares réalisations encore visibles), le racisme ou encore les désastres sociaux et écologiques. De cette survivance de quelques images, on retient la démarche sincère, la puissance émotionnelle, mais surtout l’humanité.
Livre-DVD Afrique 50 de René Vautier, Editions Les Mutins de Pangée, 2013
Contenu :
– Afrique 50 (19’)
– Documentaire sur René Vautier De sable et de sang de Michel Le Thomas (27’)
Bonus :
– Entretien avec Alain Ruscio, historien
– Entretien avec Damien Millet, porte-parole du Comité d’Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM)
– Entretien avec Nicole Brenez, historienne du cinéma
– Entretien avec René Vautier
– « Sarkolonisation » (détournement)
A ÉCOUTER :« Là-bas si j’y suis » du jeudi 16 janvier 2014, émission consacrée à Afrique 50 avec une excellente interview de René Vautier
RÉFÉRENCES :
[1] Sénégal, le camp de Thiaroye, part d’ombre de notre histoire, Armelle Mabon, Libération, 25 décembre 2012
[2] La guerre d’Algérie a commencé à Sétif, Mohammed Harbi, Le Monde diplomatique, mai 2005
[3] Madagascar 1947, un massacre colonial que la France veut occulter, Raharimanana, L’Humanité.fr, 1er avril 2011
[4] Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Yves Benot, Ed. La Découverte, 2001 (extraits)
[5] Les avocats métropolitains dans les procès du Rassemblement démocratique africain (1949-1952) : un banc d’essai pour les collectifs d’avocats en guerre d’Algérie ?, Sharon Elbaz, Bulletin de l’IHTP n°80, CNRS, 2002