CINÉMA DU RÉEL JOURS 6 & 7 : GRÈVE ET RÉVOLUTION
On a grèvé de Denis Gheerbrant
Le résumé du 6ème jour de festival sera particulièrement court car mardi, jour de fermeture hebdomadaire du Centre Pompidou, les projections étaient limitées à trois sites : le Centre Wallonie Bruxelles, le Forum des images et le cinéma Nouveau Latina. Ce qui n’a pas manqué de provoquer quelques embouteillages… Au Centre Wallonie Bruxelles, alors que devait se tenir la dernière projection parisienne du film de Denis Gheerbrant, On a grèvé (en compétition française), il a été impossible pour tous les spectateurs de rentrer dans la salle car plusieurs classes de lycéens avaient déjà abondamment investi les lieux. Dommage car j’aurais bien voulu découvrir ce récit d’apprentissage autour d’une poignée de femmes de chambre s’engageant dans une grève pour la toute première fois. Mais j’ai rendu, en quelques sortes, hommage au film en « grèvant » moi aussi cette journée de festival.
Mercredi 26 Mars, le festival nous a réservé l’un de ses moments les plus émouvants avec la diffusion exceptionnelle de films tournés au cœur de la Révolution des œillets. La programmation construite autour des 40 ans de l’évènement par Federico Rossin, critique et programmateur de festival, a permis de revivre ce moment historique et de le mettre en perspective avec les luttes d’aujourd’hui. Le 25 avril 1974, la révolte populaire menée par le Mouvement des Forces Armées mettait fin à 40 ans de dictature salazariste et au fiasco des guerres coloniales. Des caméras étaient là pour filmer les soubresauts d’une liberté retrouvée et saisir à chaud les réactions du peuple portugais. Deux films collectifs tournés dans l’urgence racontent avec force l’effervescence des premiers jours : Os caminhos da liberdade et As armas e o povo. Dans le premier, réalisé en noir et blanc par le collectif Cinequipa, les troupes militaires viennent à la rencontre d’un peuple encore sonné par l’annonce de la fin de la dictature. La caméra elle-même semble hagarde, déambulant aléatoirement dans les rues, cherchant sa mise au point et le sujet de ses premiers plans. Suspendu au hasard des interventions, le spectateur vit la révolution comme s’il était lui aussi dans la foule. On s’émeut d’assister en direct à la libération des prisonniers politiques ou d’entendre les premiers mots des exilés revenus en toute hâte pour ce moment historique. Mais c’est par la chanson Grândola, Vila Morena de Zeca Alfonso que Os caminhos da liberdade révèle toute sa puissance. Ce chant, qui donna à la radio dans la nuit du 25 avril 1974 le top départ de la révolution, sert habilement de métronome au récit. Il accompagne le cœur battant de la foule et transporte le film, véritable hymne à la liberté, au-delà de ses frontières.
As armas e o povo, autre œuvre collective (signée par Colectivo dos trabalhadores da actividade cinematográfica) poursuit en couleurs le travail de Os caminhos da liberdade en sillonnant Lisbonne pour y recueillir les premières réactions du peuple portugais. Parmi les interviewers, il y a le réalisateur brésilien Glauber Rocha qui impulse son énergie au film en poussant les gens à témoigner. C’est l’occasion de moments émouvants où les femmes partagent leur espoir d’une société plus égalitaire et où un vieillard évoque timidement ses années de souffrance. La seconde partie du documentaire est consacrée à la fête du 1er mai et aux discours des militants politiques exilés. On y voit le socialiste Mário Soares, futur président du Portugal, et le leader communiste Alvaro Cunhal dénoncer avec fureur la dictature de Salazar et Caetano et ébaucher de nouvelles perspectives pour le pays. La question de l’avenir trouve sa réponse dans la dernière séquence du film : une vue d’ensemble de la marée humaine faisant enfin du peuple portugais le maître de son propre destin.
Il est impossible d’évoquer la Révolution des œillets sans parler des guerres coloniales. C’est leur enlisement en Guinée Bissau, Mozambique et Angola qui a fini par provoquer la révolte militaire contre le pouvoir. Après la diffusion des deux documentaires sur la révolution, la projection de Adeus até ao meu regresso a été l’occasionde revenir sur une période noire pour le Portugal. Le réalisateur António-Pedro Vasconcelos a rencontré ceux qui avaient combattu dans les colonies au nom de Salazar mais qui découvraient sur place l’absurdité d’un tel conflit. Il a également recueilli la parole des familles rongées par l’absence. La manière de filmer ces récits est particulière : tournées presque en temps réel, ces interviews induisent du fait des silences et des hésitations un certain malaise. Le premier témoignage est d’ailleurs très représentatif de la démarche formelle du film. Un soldat bègue tente d’évoquer ses quelques mois de service mais les débuts sont difficiles, quasi inaudibles (du fait de la proximité avec un aéroport) rendant le tout particulièrement laborieux. Plus tard, une femme de soldat lit la lettre de son époux buttant presque sur chaque mot alors que ses enfants s’agitent autour d’elle. Cette impossibilité de dire que Vasconcelos s’obstine à garder au montage rappelle comme il est difficile de se confronter aux horreurs de la guerre. Le film est d’ailleurs l’un des rares à évoquer le sujet colonial au Portugal où son évocation reste encore aujourd’hui tabou.
On a grèvé/Réalisateur : Denis Gheerbrant /Pays : France/Durée : 54 min/Année : 1974
Os caminhos da liberdade/Réalisation : Cinequipa /Pays : Portugal/Durée : 54 min/Année : 1974
As armas e o povo/Réalisation : Colectivo dos trabalhadores da actividade cinematográfica/Pays : Portugal/Durée : 1h21/Année : 1975
Adeus até ao meu regresso/Réalisateur : António-Pedro Vasconcelos/Pays : Portugal/Durée : 1h10/Année : 1974