DVD : THE CONNECTION & PORTRAIT OF JASON de Shirley Clarke (1961)
© Milestone Film
Dans l’un des nombreux taudis qui peuplent les ghettos New-Yorkais, Leach et ses copains musiciens attendent fébrilement une livraison de leur dealer. Ce pourrait être une journée comme tant d’autres mais Jim Dunn, un jeune cinéaste et son caméraman, sont venus saisir sur le vif ce petit monde de junkies pendu à sa dose d’héroïne. La situation occasionne une multitude de malaises. La caméra a tellement de mal à se faire oublier que les gars la scrutent comme un envahisseur venu des hautes sphères juger leur déchéance. Le réalisateur non plus n’est pas à son aise : sa suffisance et ses exigences de documentariste démiurge s’accordent mal avec le désordre ambiant. Mais qu’est-on réellement en train de voir ? Un film en train de se faire, un documentaire fictionnel ou une fiction submergée par le réel ?
Quand, en 1961, Shirley Clarke tourne The Connection, sa carrière de chorégraphe est déjà loin derrière elle. Pourtant, le film semble hanté par une étrange danse macabre, comme la sombre rémanence d’une passion inassouvie. Née en 1919 dans les beaux quartiers de New-York, Shirley Clarke se destinait à devenir danseuse. Elle sera cinéaste, enivrée par les écrivains de la Beat Generation dont le cœur jazzy bat compulsivement à Greenwich Village. Dans les années 50, elle apprend le cinéma auprès de Hans Richter, figure incontournable du cinéma surréaliste et expérimental, au City College de New-York. Elle tourne également une série de courts-métrages sur la danse, fortement influencés par les essais surréalistes de Maya Deren, une réalisatrice ukrainienne qui tenta d’initier un premier mouvement d’avant-garde aux Etats-Unis vers la fin des années 40. Ce ne sera qu’un an après la mort de Deren, en 1962, que The Film-Makers’Cooperative verra le jour, sous l’impulsion de Jonas Mekas, Shirley Clarke, Gregory Markopoulos et quelques autres. Le mouvement, qui réunit à ce jour la plus grande collection de films expérimentaux, se veut à l’époque une réaction radicale au conformisme hollywoodien. Pour donner un nouveau souffle à un cinéma qu’elle estime moribond, la bande des Film-Makers ancre sa caméra dans la réalité sociale tout en cherchant à bousculer le spectateur dans son rapport aux images. Cela donne des films en perpétuel mouvement, un amas de matière visuelle d’où s’échappe le réel.
© Milestone Film. Le pianiste Freddie Redd, compositeur des musiques du The Connection.
Chez Shirley Clarke, la mise en scène prend très vite une tournure chaotique. Chaos ordonné ou mécanique du désordre, c’est selon. Même s’il semble guidé par la spontanéité de ses personnages, The Connection, premier long-métrage de la réalisatrice, fonctionne selon un schéma chorégraphique des plus élaborés. Adapté d’une pièce de Jack Gelber, ce huis-clos, particulièrement tendu, évolue dans un espace-temps qui lui est propre. Affalés un peu partout dans l’appartement, les musiciens subissent les assauts d’une caméra avide d’images. Dès que celle-ci tente d’établir un dialogue visuel, elle est immédiatement repoussée au profit d’un jeu d’attraction et de répulsion entre le film et son sujet. A chaque séquence, la pièce semble s’agrandir ou rétrécir au gré de l’humeur de personnages qui s’embarquent dans des divagations extraordinaires ou se laissent peu à peu gagner par la paranoïa. Leur état de manque n’est pas beau à voir : il nous explose en pleine gueule comme cette pustule qui ronge le cou de Leach. Dynamité par le jazz fiévreux du Freddie Redd Quartet, le film est une succession de distorsions temporelles. Le récit s’étire, s’interrompt, s’accélère, en fonction du temps que chaque musicien choisit de consacrer au film. Progressivement, le rapport entre le filmeur et ses personnages s’inverse. Les junkies prennent possession de l’objet filmique tandis que le réalisateur n’existe plus que sous les traits d’un clown de fiction déconnecté du réel. Shirley Clarke s’adonne à un exercice difficile et périlleux. En réinterprétant le réel, elle met au jour le voyeurisme du cinéma vérité autant que l’artifice des productions hollywoodiennes. Ici, tout est vrai et rien n’est réel. Le cinéma de Shirley Clarke est un pont entre réalité et fiction, mais jamais un partisan clair de l’une ou de l’autre. Plus tard, The cool world (1964) ou le documentaire Portrait of Jason (1967) confirmeront son refus de participer à ce strict clivage idéologique, malgré son intérêt pour le cinéma direct et les sujets marginaux. D’ailleurs, The Connection est un titre illustrant parfaitement l’idée d’une passerelle. C’est d’abord le dealer dont dépendent tous les personnages, c’est aussi le caméraman (l’acteur Roscoe Lee Brown apparaissant furtivement) qui fait l’intermédiaire entre le groupe d’héroïnomanes et le jeune cinéaste, et c’est surtout le lien social qui réunit noirs et blancs dans un même espace vierge de toutes tensions raciales. A sa sortie, le film n’est pas passé inaperçu. En France, son caractère subversif a poussé le Festival de Cannes à créer une section parallèle pour les films indépendants et novateurs : ce sera la Semaine de la critique. Aux Etats-Unis, après avoir été victime de la censure, The Connection sort avec un an de retard, non sans déclencher la polémique à cause d’une scène de seringue particulièrement explicite. Un scandale qui empêchera la réalisatrice de mener à bien certains projets cinématographiques. Son dernier film sera un documentaire sur le saxophoniste Ornette Coleman, tourné en 1985. Shirley Clarke disparaît en 1997 en ayant ouvert la voie à un cinéma indépendant critique.
Double DVD « The Connection/Portrait of Jason » disponible chez Potemkine
The Connection (1h43) et Portrait of Jason (1h45)
Bonus : Interview, 1956 (3′) et les court-métrages Bullfight, 1955 (9′), Butterfly, 1967 (3′) et Trans, 1978 (7′)
The Film-Makers’ Cooperative : http://film-makerscoop.com/
Project Shirley : http://projectshirley.com/
22/09/2013
Plus qu’un article, une véritable réflexion sur une cinéaste. Encore une fois, bravo.
Merci beaucoup.