TAXI TÉHÉRAN de Jafar Panahi (2015) : ceci n’est pas la fin du film
Jamais on n’aura autant souhaité l’existence d’un film. Cette nouvelle réalisation de Jafar Panahi, on l’a désirée, fantasmée, espérant que son douloureux essai cinématographique (Ceci n’est pas un film) ne soit pas le dernier. Car lorsque celui-ci a miraculeusement passé nos frontières pour atterrir à Cannes, les nouvelles n’étaient franchement pas bonnes. Accusé d’avoir participé à des manifestations anti-Ahmadinejad en 2009 et de préparer un film contre le régime, le cinéaste iranien a depuis 2010 interdiction de réaliser, écrire ou promouvoir ses films et de quitter le territoire, sous peine d’être emprisonné pour 20 ans à chaque infraction. En attentant le résultat de son appel, Jafar Panahi tournait comme un lion en cage dans son appartement devant la caméra du documentariste Mojtaba Mirtahmasb, co-réalisateur de ce qui allait devenir le journal intime d’un non-film. Ce projet, intense et désespéré, révélait à la fois la fragilité du statut de cinéaste en Iran et la tragédie vécue par un artiste privé de son art. Mais dans ses éprouvantes tentatives pour mimer l’histoire d’un scénario censuré, Jafar Panahi affirmait mieux que quiconque la puissance et l’espoir d’un cinéma de résistance. Entre Ceci n’est pas un film et Taxi Téhéran, il y a eu la confirmation de sa condamnation et une fiction clandestine, Closed Curtain, co-réalisée en 2013 avec le scénariste du Cercle, Kambuzia Partovi, mais restée inédite malgré son prix du scénario à Berlin. L’arrivée dans nos salles de Taxi Téhéran est donc un petit miracle, d’autant plus qu’on y retrouve un Jafar Panahi en grande forme. Les yeux pétillants, le sourire malicieux, le cinéaste traverse Téhéran au volant d’un taxi, une caméra discrètement posée sur le tableau bord, destinée à saisir au mieux les préoccupations du peuple iranien. Une ruse qui n’est pas sans rappeler le dispositif de Ten d’Abbas Kiarostami (avec lequel Panahi avait co-écrit le scénario de son premier film, Le Ballon blanc) qui, à travers dix scènes tournées dans une voiture, rendait compte du quotidien difficile des femmes en Iran.
© Jafar Panahi Film Production
Comme son mentor, Jafar Panahi a fait le choix de la fiction tout en gardant la spontanéité du documentaire. En résulte une œuvre puissante car portée par la vivacité et la poésie du cinéaste malgré le poids des contraintes. Dans ce taxi, on croise des personnages hauts en couleur témoignant à la fois des inquiétudes, des espoirs mais surtout de l’incrédulité d’une partie de la société iranienne face aux derniers changements politiques (Mahmoud Ahmadinejad a été remplacé par le « modéré » Hassan Rohani à la tête de la République islamique en août 2014 mais la censure et la répression continuent). L’espace unique de la voiture, lieu confiné permettant tout de même à Jafar Panahi de tourner des plans d’extérieur, contrairement à ses deux précédents films, traduit bien les contradictions vécues par le pays tout entier. Mais le taxi est surtout un lieu de démocratisation de la parole et de passage de relais entre différentes générations (le cinéaste balade sa jeune nièce à travers la ville tandis qu’elle se met en quête d’un sujet de film), entre différentes classes sociales (voir le virulent débat entre une enseignante et un ouvrier) ou encore entre un cinéaste et son public cinéphile (le vendeur de DVD pirates et l’étudiant en cinéma). On y rencontre aussi une figure hautement symbolique : l’avocate Nasrin Sotoudeh, féministe et militante des droits de l’homme (déjà emprisonnée pour avoir défendu des dissidents et interdite d’exercer depuis 2011) qui vient, un bouquet de fleur à la main, délivrer face caméra un message de lutte universel. C’est là que Taxi Téhéran prend toute sa dimension, quand il fait craqueler le vernis de la fiction pour raconter l’état d’urgence du pays. La conclusion du film, qu’on ne dévoilera pas ici, à la fois drôle et terrible, illustre avec une force inouïe le combat de ces héros célèbres ou anonymes pour cette si chère liberté. L’Ours d’or, reçue à Berlin par la nièce du cinéaste cette année, rend magnifiquement hommage à ce portrait de la résistance moderne.
Titre VO : Taxi/ Réalisateur : Jafar Panahi/ Pays : Iran/ Durée : 1h25/Distribué par Memento Films Distribution/ Sortie le 15 avril 2015