MUCH LOVED de Nabil Ayouch (2015) : l’enfer des images

MUCH LOVED de Nabil Ayouch

Avant même sa sortie, le film semblait déjà prendre une trajectoire terrible. Il y a quelques mois, Much loved, dernier long-métrage du talentueux Nabil Ayouch, s’est vu entouré d’une telle odeur de souffre que l’on peut craindre que son propos soit sérieusement parasité. La faute à un pitch devenu sulfureux par la seule force de la rumeur et de l’emballement médiatique, tandis que de mauvais génies se sont chargés de faire fuiter quelques scènes sensibles sur le net (en parallèle de l’extrait officiel diffusé par le distributeur). Sorties de leur contexte, les images illustrant le quotidien de quatre jeunes prostituées marocaines ont vite fait d’attirer les foudres des plus radicaux et de mettre en danger toute l’équipe du film (le réalisateur et les actrices, notamment Loubna Abidar, ont ainsi reçu plusieurs menaces). L’annonce de l’interdiction du film au Maroc pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine »*, après sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, n’a fait que renforcer cette image fausse de film à scandale qui lui colle à la pellicule. Et le pire c’est que le film n’est rien de tout cela. Du moins, il n’est pas cette caricature sous laquelle on tente à tout prix de l’ensevelir. Car Much loved est le film d’une réalité. Une réalité crue, brutale, éminemment dérangeante, mais une réalité quand même. Dans Les Chevaux de dieu, Nabil Ayouch avait raconté par une mise en scène fulgurante la chute libre de quatre jeunes marocains aboutissant aux attentats suicides de Casablanca en 2003. Ici, les personnages sont portés par le même souffle douloureux, le même désespoir qui mène à une lente déshumanisation. Chez ces filles de la nuit qui sillonnent Marrakech en quête du bon client, il y a un mélange troublant de volonté et de résignation, d’éphémère euphorie et d’extrême mélancolie. Nabil Ayouch organise ce glissement d’un état à un autre en jouant sur des espaces tantôt immenses, où la caméra se déploie de manière circulaire (par exemple, la maison des clients saoudiens ou la boîte de nuit où s’enivrent les touristes français), tantôt étriqués, où le cadre se fige de façon catégorique (la maison où les filles vivent dans une promiscuité aliénante ou encore le taudis dans lequel vit la famille de l’une d’elle). Le cinéaste grossit et resserre l’objectif sur une ville qui étouffe autant qu’elle porte en elle des possibilités d’ailleurs.

MUCH LOVED © Virginie Surd

MUCH LOVED © Photo Virginie Surdej

Sans réel fil rouge, Much loved repose entièrement sur le portrait de ses personnages dont il pointe, du fait de l’absence d’enjeu, la tragique impuissance. Le film est avant tout une suite de conversations, de scènes de violence ordinaire et d’humiliations mutuellement admises par les victimes et leurs bourreaux. On découvre, tour à tour, Noha (Loubna Abidar) la meneuse du groupe, mère de famille et prostituée désabusée ; Randa (Asmaa Lazrak) la fille revêche en plein questionnement sur son identité sexuelle ; Soukaina (Halima Karaouane) la romantique qui se laisse bercer par les belles paroles d’un client poète ; et Hlima (Sara Elmhamdi-Elalaoui) la campagnarde qui se donne pour des tarifs misérables. Autour de ce clan, gravite une galerie de personnages rendant compte de l’ampleur du business de la prostitution : les clients, qui ne manquent jamais une occasion de rappeler à ces femmes qu’elles ne sont que des objets ; les familles des prostituées, qui ne veulent jamais rien savoir mais prennent volontiers l’argent provenant des passes ; la police, qui se sert allègrement au passage ; et les petits métiers (chauffeurs, barmans, vigiles, organisateurs de soirée, hôteliers) qui rencardent les filles sur les bons plans et servent d’intermédiaires. Ce que montre Much loved c’est un système économique toute entier dédié au tourisme sexuel. Nabil Ayouch filme une mécanique bien huilée qui ne peut fonctionner que parce qu’elle est avalisée par tous. C’est aussi cela que traduit la fluidité de sa caméra, une circulation humaine et monétaire qui ne s’arrête jamais. Le constat qu’il fait est profondément pessimiste. Tout le long du film, on se raccroche à l’idée d’un enjeu, d’un obstacle et d’un dénouement, mais ces éléments de scénario ne viendront jamais. Les situations tragiques glissent sur les personnages avec une indifférence telle que cette génération semble piégée par un cul-de-sac. Il y a d’ailleurs deux scènes qui disent toute l’horreur de la situation : quand Noha voit sa jeune sœur monter dans une obscure voiture avec deux hommes en pleine nuit, on s’attendrait à ce que ce soit pour l’héroïne le début de l’aventure (cet élément déclencheur d’un scénario-type qui pousse le personnage à aller contre sa nature pour sauver le monde) mais il n’en sera rien. Cette scène n’aura aucune incidence sur le reste du récit. Dans une autre scène, qui est sans doute la plus forte du film, les jeunes femmes discutent de manière très détachée de la concurrence des mineurs et de ces clients étrangers à l’affût de prostitué(e)s de plus en plus jeunes. S’ensuit alors le récit glaçant d’un gamin vendeur de sucettes. A cet instant, Noha est prise d’une micro-indignation, maudissant ces infâmes clients avides de chair fraîche. Mais la révolte a ses limites et bientôt les filles reprennent leur route vers d’autres labeurs sexuels. Et voilà comment la pédophilie est évacuée d’un revers de main. Les personnages sont dans une misère généralisée qui n’amenant plus aucune rébellion, juste une morne acceptation. Quant à la sexualité, elle est paradoxalement omniprésente et absente. D’un côté, il y a le sexe dans toute sa crudité avec des femmes à la sensualité outrancière et des travestis très affirmés, qui témoignent d’une revendication identitaire bien loin des conventions de la société marocaine; et de l’autre, il y a l’industrie de la prostitution dans ce qu’elle a de plus mécanique et sauvage. Ainsi, le film alterne entre mises en bouche envoûtantes (avec des séquences de danses très suggestives) et des scènes de sexe totalement désexualisées car concentrées sur la violence, l’impuissance et la bestialité des clients. Plutôt que de susciter le voyeurisme, ces épisodes du récit entraînent le dégoût par un amoncellement de chair et le pathétique qui s’en dégage. Le pire de Much loved n’est donc jamais dans ce qu’il montre, mais dans ce qu’il ne met pas en images et qui se dilue de manière anodine dans les conversations. Le scandale est là, dans ces interludes au cauchemar, ces virgules du récit qui enferment de manière quasi définitive les personnages.


*« Much loved », le film de Nabil Ayouch sur la prostitution, sera interdit au Maroc (par Jennifer Lesieur, METRONEWS du 26 Mai 2015)

Titre VO : Zin li fik/ Réalisateur : Nabil Ayouch/ Pays : Maroc-France/ Durée : 1h45/Distribué par Pyramide Distribution/ Sortie le 16 septembre 2015