NOCTURAMA de Bertrand Bonello (2016) : chronique d’une non-révolution

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Ils foncent têtes baissées, d’un couloir de métro à l’autre, montant, descendant, remontant les rames, d’un geste à la fois inquiet et mécanique. Le pas déterminé, les poses nonchalantes mais savamment étudiées, les visages fermés et graves renvoient étrangement à ces mannequins qui peuplent de leur arrogance les clips des parfums de luxe. La musique, évidemment électro, donne le top départ de la reconstitution d’une esthétique publicitaire qui se déploiera durant tout le film. Car si Nocturama se concentre, au premier abord, sur l’organisation d’un attentat par un groupe de jeunes d’origines sociales diverses, la réalité qui éclate à l’écran a plus à voir avec tout ce qui ne se produit pas. Des idéaux qui ne s’expriment pas, des débats inexistants, une rage qui ne trouve aucun porte-voix et une révolte résolument impossible. Pas étonnant alors de ne jamais entendre les personnages expliquer leur geste. Pas étonnant non plus de ne pas saisir ce qui amène bourgeoisie et classe ouvrière vers une convergence des luttes. A peine le film esquisse-t-il la genèse de ce groupe à la parfaite mixité sociale. L’intérêt n’est d’ailleurs pas dans la préparation des attentats, ni même dans la symbolique des personnes et des lieux visés. L’assassinat du patron de la banque HSBC, l’explosion d’un ministère, celle d’une tour de la Défense et de quelques voitures, l’autodafé de la statue de Jeanne d’Arc place de la Concorde, n’incarnent ici que les reliques d’un XXIème siècle déjà mort intellectuellement et politiquement. Ici, le coup d’éclat se révèle bien fade tout comme le monde qu’il vise.

© Wild Bunch Distribution

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De fait, les moments les plus importants du film se situent après les attentats, dans un grand magasin devenu le QG de nos révolutionnaires en toc. Grisés par leur acte et ébahis par les images de leurs méfaits tournant en boucle sur une chaîne info, David (Finnegan Oldfield), Yacine (Hamza Meziani), Sabrina (Manal Issa), Mika (Jamil McCraven), Omar (Rabah Naït Oufella) et les autres (de jeunes acteurs auxquels Bertrand Bonello offre un très bel écrin) s’étourdissent dans la mecque de la consommation. Le spectacle de leur image se confondant avec celle des mannequins sans visages qui peuplent la fantomatique Samaritaine raconte avec force l’impossibilité d’échapper à la norme. Une fois l’attentat commis, seul petit moment d’excitation dans leur existence, les personnages retournent à leur vide (« On fait quoi ? » « J’sais pas… »), à leur pathétique envie de laisser une trace dans une société trop consensuelle (« On a fait quelque chose qui n’a jamais été fait avant » tentent-ils de se persuader) et à leur indignation molle (ils regrettent de ne pas avoir fait péter Facebook, le Medef et le grand magasin où ils ont élu domicile). Leur palabre rebelle s’annihile à chaque plan, à chaque moment d’extase individuelle où les jeunes s’enivrent de leur reflet dans le miroir. Chacun a droit à son clip d’autocélébration : une séquence où le personnage, seul dans le cadre, retrouve l’expressivité de son corps au rythme d’une musique hypnotique. A ces épisodes de transe s’oppose le silence oppressant du dehors, ces rues mornes où ne règnent que l’angoisse et la frustration. Ce que filme Bertrand Bonello, avec une certaine élégance, c’est l’ennui, le creux des conversations et l’incapacité à construire un discours politique (quand André (Martin Guyot), élève à Sciences Po et futur énarque, déroule son argumentaire pseudo-subversif, il est stoppé net par Sarah (Laure Valentinelli) : « Je ne comprends rien »). Dans Nocturama, le discours, dès qu’il tente d’être intellectuel est anesthésié par ceux qui le prononcent ou l’écoutent. Ainsi, la seule réelle réaction post-attentat relève du commentaire de comptoir, beauf et inutile : « Franchement… Ça devait arriver » martèle une cycliste au regard livide (Adèle Haenel). Chez cette fille complètement amorphe, qui va reprendre sa route comme si de rien n’était pendant que Paris brûle, il y a l’expression d’un monde en perdition que personne ne semble prêt à changer. La mise en scène de Bertrand Bonello, à la limite du kitch, entre overdose de split-screen et scènes répétées sous tous les angles, comme dans les polars américains des années 70, neutralise avec malice toute possibilité d’insurrection. Même les explosifs utilisés pour les attentats sont périmés… La révolution est finie, supplantée par la domination du moi et de ses accessoires dorés. L’erreur serait de lier le film aux récents attentats djihadistes qui ont frappé la France. En effet, Nocturama semble plus proche de la mélancolie du Feu Follet de Louis Malle (1963) que de la radiographie du terrorisme fait par Nicolas Boukhrief dans Made in France (2015). Ici, loin de tout fondement religieux ou politique, bourgeois et prolétaires communient dans un même désespoir.

Nocturama/ Réalisateur : Bertrand Bonello/ Pays : France/ Durée : 2h10/Distributeur : Wild Bunch Distribution/ Sortie : 31 août 2016