L’INHUMAINE de Marcel L’Herbier (1924)

Il fut une figure incontournable du cinéma français et pourtant une grande part de son œuvre reste invisible. Certains films sont perdus, d’autres attendent gentiment une éventuelle restauration selon le bon vouloir des éditeurs… Et pendant ce temps, les cinéphiles écument le Net pour retrouver les pépites de Marcel L’Herbier (1888-1979). Par chance, l’une d’entre elles a refait surface il y a quelques années dans une version restaurée : c’était L’Argent (1928), libre adaptation du roman d’Emile Zola, sorti chez Carlotta, avec en prime un fascinant making of. Si dans son propos (la dénonciation du règne de l’argent et la cupidité) le film n’a rien à envier à The Greed (Les rapaces) d’Eric Von Stroheim, c’est surtout pour son esthétique ambitieuse que ce chef d’œuvre du muet doit ses lettres de noblesse. En effet, avec le gigantisme de ses décors et la vivacité de son montage,  L’argent témoigne de la modernité de son auteur. Dans notre patrimoine cinématographique, l’apport de Marcel L’Herbier est inestimable : outre la réalisation d’une cinquantaine de films muets et parlants, il développe des théories sur le 7ème art, milite pour le statut d’auteur, co-fonde le syndicat des techniciens, puis crée et dirige l’IDHEC (future FEMIS) en 1943. C’est également lui qui découvre Jean Marais et lui offre son premier rôle (L’épervier, en 1933). Enfin, il est l’un des premiers cinéastes à se lancer à la télévision en réalisant des émissions culturelles pour l’ORTF et des téléfilms parmi lesquels Adrienne Mesurat, adapté d’un roman de Julien Green (1953).

Mais retour aux années 20. Quatre ans avant L’Argent, Marcel L’Herbier tourne L’Inhumaine, un drame au style novateur tant dans sa forme que dans sa narration. L’histoire est celle de Claire Lescot, une cantatrice au magnétisme ravageur qui tient salon pour une poignée d’hommes fortunés. Parmi ses admirateurs, des politiques, des hommes d’affaires et des intellectuels qui rêvent de faire chavirer le cœur de la belle inaccessible. La rumeur d’un prochain mariage avec Malher, un influent propriétaire de théâtres, fait déjà scandale. Pourtant, la star rêve secrètement d’arrêter le chant pour faire le tour du monde. Mais le suicide d’Einar Norsen, l’un de ses soupirants éconduits, va bouleverser la vie et la réputation de la jeune femme…

PLUS QU’UN FILM, C’EST L’ART MODERNE EN IMAGES

La salle à manger réalisée par Alberto Cavalcanti

C’est la liberté qui caractérise le mieux L’Inhumaine. D’abord à travers l’héroïne placée au centre de toutes les attentions et dont le plaisir se résume à faire tourner les têtes. Marcel L’Herbier met en scène le pouvoir féminin dans ce qu’il a de plus mystérieux et de plus sensuel. Le physique imposant de Georgette Leblanc, connue comme cantatrice et femme de lettres, terrifie autant qu’il fascine au point de donner un effet irréel à son personnage. Autour d’elle, tout participe à sa déification. Des décors cubistes à la symétrie étourdissante maintiennent Claire Lescot au milieu du cadre, tandis que les figures masculines sont mises à distance par une agitation brouillonne. A l’origine de cette organisation visuelle et de ce décor somptueux, il y a de grands noms de l’art (le peintre Fernand Léger, les architectes Robert Mallet-Stevens et Pierre Chareau) et de futurs cinéastes (Claude Autant-Lara et Alberto Cavalcanti) dont la collaboration est ici exceptionnelle. Mais là où L’Herbier impressionne, c’est dans sa faculté à mélanger les genres. Ainsi, le film passe allègrement du drame au fantastique, voire à l’horreur, par le biais de trucages qui rappellent avec insistance le travail des Surréalistes. De même, l’intrigue emprunte les chemins de la science fiction avec un laboratoire scientifique (conçu par Fernand Léger) où s’exprime les rêveries futuristes du cinéaste. De fait, L’Inhumaine est un film d’avant-garde, un miroir du modernisme qui agite les années 20. Dommage que ce spectacle hallucinant ait perdu sa musique originelle, signée Darius Milhaud.

Mise à jour 2015 : le film est désormais disponible dans un coffret combo Blu Ray/DVD en version restaurée chez Lobster !